Depuis qu’ils existent, les marchés boursiers n’ont cessé d’attiser la convoitise des hommes. Mais si la Bourse est un lieu où l’on peut s’enrichir rapidement, elle est également un lieu où l’on peut tout perdre de manière encore plus vertigineuse. L’exemple du spéculateur américain Georges Soros qui a amassé une fortune en réalisant quelques « gros coups », ou celui du trader français de la Société Générale, qui a défrayé la chronique en perdant 5 milliards d’euros dans des spéculations malheureuses, illustrent bien à la fois le potentiel de gain du marché et le risque qui le caractérisent. Trois siècles auparavant, ce fut le physicien anglais Isaac Newton qui s’essaya à la spéculation. Sa réussite dans ce domaine ne fut toutefois pas à la hauteur de ses découvertes en physique. Il perdit une grande partie de sa fortune dans le krach de la South Sea Company, ce qui lui fit dire non sans humour qu’il savait « calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules » ! Cette remarque éclairée nous rappelle que dans le prix des actions, il entre autre chose que la seule rentabilité des entreprises. Des phénomènes qui à première vue peuvent paraître irrationnels sont susceptibles à certains moments de prendre le pas sur la réalité de l’entreprise. Les marchés financiers sont en effet souvent emportés par des phénomènes de foule où les comportements de « meute mimétique », pour reprendre l’expression de l’économiste français Michel Aglietta, sont inévitablement récurrents.
Dans le langage de la prévision boursière, les spécialistes ont l’habitude de distinguer l’analyse fondamentale et l’analyse technique. La première, pratiquée par les analystes financiers, s’appuie sur des données économiques et comptables afin d’étudier la croissance, la rentabilité ou l’environnement concurrentiel de l’entreprise. Pour l’analyste financier, prévoir l’évolution des cours de Bourse consiste avant tout à prévoir l’évolution future des bénéfices ou des cash flows de la société.
L’analyse technique quant à elle est pratiquée par les chartistes, et s’intéresse essentiellement aux influences d’ordre psychologique, c’est-à-dire aux comportements des investisseurs dont elle se fixe pour objectif de deviner les intentions. Cette méthode utilise des données qui se rapportent au comportement autonome du marché, non seulement les variations de prix et de volumes, mais également toutes indications susceptibles d’être recueillies sur les opinions des intervenants. Je pense notamment aux enquêtes par sondages qui sont basées sur la détermination de l’intention déclarée d’un investisseur ; ce qu’il entend faire, ce à quoi il s’attend…
En réalisant un sondage auprès d’un échantillon d’investisseurs, il est possible de produire une estimation de la répartition de l’opinion de l’ensemble des investisseurs. Si les sondages boursiers ne sont pas dénués d’intérêt, il faut bien avouer qu’une intention déclarée ne garantit aucunement un passage à l’acte. Aussi, plutôt que de s’intéresser à ce que pensent les investisseurs, le chartiste préférera analyser ce qu’ils font réellement en se polarisant sur l’observation conjointe des mouvements de prix et de volumes de transactions. Or tout comme on observe des régularités dans les phénomènes fondamentaux, il existe des régularités dans les comportements des investisseurs. C’est tout l’objet de l’analyse technique que de chercher à identifier et à exploiter toutes ces régularités comportementales.
En raison de la nature différente des données étudiées, on pourrait néanmoins penser que l’analyse fondamentale et l’analyse technique sont complémentaires. Pour le chartiste, il n’en est rien. Ce dernier est même convaincu que pour prévoir l’évolution des cours de Bourse, nul besoin de comprendre les mécanismes économiques et financiers, ni même la façon dont ils sont perçus par les intervenants. Pour lui, il est inutile, pour ne pas dire totalement illusoire, d’aller plus en amont en recherchant les causes qui déclenchent les décisions d’achat ou de vente. Pourquoi ? Parce que les acheteurs et les vendeurs prennent leurs décisions en fonction d’une telle multitude de paramètres qu’il est impossible d’en connaître avec certitude la pondération. L’approche fondamentale doit alors être supplantée par une approche tournée vers la cinématique des cours de Bourse, où il convient de mettre l’accent sur l’évolution du rapport de force entre les acheteurs et les vendeurs, ce qui revient à résumer l’analyse chartiste à l’utilisation de deux variables : les prix et les volumes.
La discipline n’est bien entendu pas exempte de difficultés. Tous les investisseurs connaissent la célèbre expérience du trader, de l’astrologue et de la petite fille, menée par la British Science Association : chacune dotée d’un capital de 5 000 livres placé en Bourse, ces trois personnes ont été mises en compétition pendant une dizaine de jours. Le trader s’appuyait sur sa compétence, l’astrologue sur la position des planètes et la fillette devait entourer avec son crayon des actions figurant sur une liste. L’histoire dit que c’est la petite fille qui a réalisé la meilleure performance. Se pourrait-il alors que le hasard soit le meilleur des conseillers ?
C’est ce qu’ont suggéré à partir des années 1970, les tenants d’un nouveau courant de pensée, celui de la théorie de l’efficience des marchés. Selon les adeptes de cette nouvelle école, toute prévision des cours futurs, qu’elle soit réalisée conformément aux règles de l’analyse technique ou de l’analyse fondamentale, serait vouée à l’échec. Alors que tous les jours, des millions d’investisseurs déploient des trésors d’imagination pour tenter de deviner dans quel sens les cours de Bourse vont évoluer, une poignée d’universitaires a érigé en dogme une nouvelle théorie affirmant que les fluctuations boursières étaient totalement aléatoires et que les prix n’avaient aucune mémoire. Une grande querelle a alors vu le jour entre partisans de l’analyse technique et adeptes de l’efficience des marchés financiers. Les premiers reprochant aux seconds de ne pas tenir compte de la psychologie des investisseurs, ou de la réduire à un simple arbitrage, tandis que les seconds pointaient du doigt la simplicité, voire la naïveté de l’approche technique. L’enjeu est capital, car si les marchés sont efficients, le bien-fondé de l’analyse technique, notamment la possibilité de s’appuyer sur les tendances passées pour anticiper les tendances futures, serait entièrement remis en cause !
Nous savons maintenant que ce n’est pas le cas et que la théorie de l’efficience des marchés a été construite sur une hypothèse erronée, celle qui consistait à croire que le fonctionnement des marchés financiers était identique à celui des marchés de biens de consommation. Quand le prix du kilo de tomates augmente, les consommateurs en achètent moins. Mais quand le prix d’une action augmente, cela incite les spéculateurs à acheter encore plus de titres au simple motif que, à leurs yeux, l’augmentation du prix d’un actif financier signifie que les anticipations du marché sont positives et que le titre va attirer de nouveaux investisseurs. Ce fonctionnement, à l’inverse de ce qui se passe sur les marchés de biens de consommation, s’explique par une donnée fondamentale : sur les marchés financiers ce n’est pas un bien qu’on achète, mais une promesse de rendement futur, autrement dit une anticipation.
C’est ainsi que depuis une vingtaine d’années, de très nombreuses études statistiques et expérimentales ont totalement ébranlé le dogme de l’efficience des marchés. Notamment, les prix futurs sont en partie déductibles des prix passés, plus exactement des relations passées entre les prix et les volumes. Les acteurs des marchés boursiers sont sous influence et sont dépendants les uns des autres.
Enfin, les cours de Bourse répondent avec une certaine exagération à l’évolution des fondamentaux économiques, au point de créer des bulles spéculatives qui tôt ou tard finissent par être corrigées par des phases de baisse tout aussi excessives. Or ces comportements récurrents d’exubérance et de panique ne correspondent nullement aux attitudes rationnelles mises en avant par la théorie de l’efficience des marchés.
En recourant à des mathématiques de plus en plus sophistiquées, mais néanmoins incapables de modéliser le comportement des opérateurs de marché, la théorie financière s’est progressivement écartée de la réalité et a fini par construire des visions simplifiées du monde. En réintroduisant l’observation, la finance comportementale représente une réaction salutaire contre les excès de ces abstractions mathématiques dont la crise financière et bancaire de 2008 a été le point culminant. Il était temps de remettre un peu de bon sens dans une discipline qui manquait cruellement de réalisme et qui ne voulait pas reconnaître que le dogme de l’Homo economicus était trop réducteur et démentait les observations faites sur le terrain.
Faut-il rappeler que pour le technicien de marché, derrière les mouvements de la Bourse, il y a avant tout des femmes et des hommes qui ont des intentions, font des choix, et prennent des décisions d’achat ou de vente ? La dimension psychologique des marchés boursiers revêt pour lui une importance primordiale. D’ailleurs, si l’ours et le taureau sont devenus les emblèmes des marchés boursiers, ce n’est sans doute pas sans raison. Selon une légende remontant au XVIIIe siècle, des combats étaient organisés entre ces deux animaux à proximité de la Bourse de Londres. Dans l’imaginaire populaire, ils sont alors devenus le symbole de la sauvagerie quotidienne du combat que se livrent dans « l’arène » boursière les acheteurs et les vendeurs.
En dépit de sa popularité et de son efficacité dans les marchés baissiers, l’analyse technique n’a jamais eu très bonne presse auprès du monde académique. Cette mauvaise image et la suspicion qu’ils suscitent incombent en partie aux analystes techniques eux-mêmes. Un trop grand nombre d’entre eux véhiculent en effet des sottises ou font la promotion de cette discipline uniquement dans le but de vendre leurs conseils. Depuis l’émergence du réseau Internet, la toile pullule de sites Web vantant les mérites de méthodes « clés en main » qui permettraient, selon leurs instigateurs, de s’enrichir rapidement et bien entendu sans risque. Certains n’hésitent pas à afficher sur leur site des performances époustouflantes, du genre « Comment j’ai gagné +400% en 10 mois », en passant bien évidemment sous silence les pertes enregistrées en dehors de cette période ; d’autres ne dévoilent que leurs opérations gagnantes, en se gardant bien de produire la liste de leurs « flops ». Une question légitime se pose alors : pourquoi ces thuriféraires de méthodes généralement présentées comme des martingales préfèrent-ils les vendre plutôt que les conserver jalousement afin de les exploiter à titre personnel ? Il est évident que toutes ces pratiques mercantiles causent du tort à cette honorable discipline, et il ne faut pas s’étonner que celle-ci soit souvent taxée de charlatanisme !
Je tiens à préciser en outre qu’il n’est aucunement question de présenter dans ce livre une liste exhaustive des méthodes développées par l’analyse technique. Elles sont très nombreuses et la littérature sur le sujet est colossale. Or ce qu’il faut retenir, c’est que seul un très petit nombre d’outils véhiculés par l’analyse technique apporte véritablement des informations nouvelles et pertinentes. Beaucoup de règles ou de méthodes sont totalement inutiles, voire fausses et font davantage partie du folklore boursier. Dans Pratiques et méthodes de l’analyse technique, les auteurs citent l’effet janvier où la performance enregistrée les cinq premiers jours de l’année est censée annoncer celle du reste de l’année, un peu comme dans les almanachs populaires où l’on admet que ce qui arrive le premier jour donne souvent le ton pour le mois entier. Ainsi, « Si à la Saint-Eloi tu brûles ton bois, tu auras froid pendant trois mois. » Un adage boursier directement inspiré de cet effet janvier affirme que « comme vont les cinq premiers jours, va ainsi janvier, va ainsi l’année ». De là à ériger une règle, il n’y a qu’un grand pas que les auteurs de l’ouvrage franchissent : « Un gain du CAC40 lors des cinq premières séances s’accompagne d’une hausse en fin d’année avec une probabilité de 90%. » Cette affirmation est vraie si l’on considère les dix dernières années, mais que vaut une loi de probabilité basée sur seulement dix observations ? Si l’on prend les vingt dernières années, la probabilité tombe à 65% ! Et si l’étude porte sur l’indice Dow Jones durant les quarante dernières années, cette loi se vérifie uniquement dans 21 cas sur 40, soit un taux d’occurrence de 52% ! Plus le nombre d’observations augmente, moins l’effet janvier s’applique !
Dans cet ouvrage, je livre le fruit de ma réflexion et de vingt années de pratique intensive de cette discipline. J’en retire notamment la conviction qu’il faut revenir aux fondamentaux de l’analyse technique, et replacer les relations entre les prix et les volumes échangés au cœur de la problématique du chartiste.
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