Supports, résistances et tendance (1/3)
Pour introduire dans mes séminaires les concepts de support et de résistance graphiques, j’ai pour habitude de procéder auprès des participants au test suivant : sur une liste de 10 actions anonymes, dont les seules données visibles sont constituées par le dernier cours, le plus haut et le plus bas annuel, je leur demande de choisir 3 actions à acheter et 3 actions à vendre. En moyenne, 90% des participants choisissent de sélectionner à l’achat les 3 titres qui sont les plus proches de leur plus bas annuel et de vendre les 3 titres qui sont les plus proches de leur plus haut annuel.
Les résultats de ce test montrent qu’en l’absence d’autres informations, les intervenants de marché confrontent très souvent le dernier cours coté avec les cours les plus bas et les plus hauts enregistrés durant l’année, la semaine ou même la veille, avant de prendre une décision d’achat ou de vente. J’irai même plus loin en affirmant que j’ai vu de nombreux gérants réfractaires à l’analyse technique pourtant adopter systématiquement le comportement que je viens de décrire, à tel point qu’on peut parler d’un véritable réflexe. Dans son excellent ouvrage « Psychologie de l’investisseur et des marchés financiers », Mickaël Mangot donne l’exemple d’une étude réalisée en 1999 sur les conditions d’exercice des stock-options. Les auteurs de cette étude ont pu observer « que le taux d’exercice des options doublait quasiment quand l’action franchissait le plus haut sur un an ». Depuis, d’autres recherches ont confirmé l’existence du biais d’ancrage sur les marchés financiers, et le test que je réalise dans mes séminaires ne fait que conforter cette hypothèse.
Ce lien qui unit les prises de décision et le contexte dans lequel elles se déroulent est dénommé « biais d’ancrage » par la finance comportementale. Le prix d’achat (ou de vente) constitue également une ancre fréquemment utilisée par les investisseurs pour fixer leurs objectifs de vente (ou de rachat). Les intervenants ont tendance également à préférer les chiffres ronds aux décimales, ce qui explique pourquoi il est conseillé de passer ses ordres un peu au-dessus ou au-dessous de ces niveaux, en utilisant des décimales. De même, et peut-être parce qu’ils sont faciles à mémoriser, les seuils dits psychologiques constitués par les dizaines, les centaines ou les milliers font parfois office d’ancres. En tout cas, ils retiennent souvent l’attention des journalistes ; les articles de la presse spécialisée sont en effet nombreux à faire référence à de tels chiffres : le seuil de 3000 points a été enfoncé sur le CAC40 et c’est l’apocalypse qui nous attend, le Dow Jones vient de franchir les 10 000 points et tous les espoirs sont permis, le pétrole devrait progresser jusqu’à 200$ et on attend toujours… Même s’ils peuvent avoir une certaine importance psychologique lorsque les prix s’en approchent, les supports et les résistances techniques ne correspondent que rarement à ces chiffres ronds.
Rechercher, repérer et tracer des supports et des résistances constitue le point de départ de ce que certains appellent l’analyse technique occidentale (par opposition à la technique des bougies japonaises) et qui est apparue aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle avec les travaux de Charles Dow.
1 L’émergence de l’analyse technique aux Etats-Unis
Comme vous l’avez lu au chapitre précédent, les origines de l’ana- lyse technique sont japonaises et remontent au XVIIIe siècle. Cependant, les historiens attribuent la paternité de cette discipline à un américain. Né en 1851, à Sterling dans le Connecticut, Charles Dow que rien ne prédis- posait à cette renommée, est en effet devenu la figure emblématique de l’analyse technique américaine. Fils de fermier et autodidacte, il commence sa carrière comme journaliste au Springfield Daily Republican, dans le Massachusetts. Pendant plusieurs années, il y rédigera des articles sur le développement industriel de la région et publiera même en 1877, une histoire de la navigation à vapeur entre New York et Providence, la capitale de l’Etat du Rhodes Island. Ce n’est qu’en 1879 qu’il commence à s’intéresser aux rouages de l’économie et aux marchés financiers, notamment à la suite d’un reportage qui l’amène à visiter des mines d’argent qui viennent d’être découvertes dans le Colorado.
En 1880, Il part avec son collègue Edward Jones pour New York, où ils travaillent pour la Kiernan News Agency, une officine spécialisée dans l’information financière. Il semblerait alors que tous les deux n’apprécient guère la politique de leur employeur leur demandant de rédiger des rapports positifs sur les sociétés cotées dans le but de faire monter leur cours de Bourse. Nos deux journalistes démissionnent, et flanqués d’un troisième associé, Charles Bergstresser, ils créent en 1882 une nouvelle agence de presse juste en face du bâtiment qui abrite la Bourse de New York. La société Dow Jones & Co commence à diffuser et à vendre de l’information financière aux banques et aux brokers de Wall Street. D’abord rédigées à la main, les nouvelles sont distribuées aux clients plusieurs fois par jour. A partir de 1883, les informations financières sont envoyées par le biais d’un bulletin quotidien de deux pages, le Customers’ afternoon Letter, qui deviendra en 1889 le Wall Street Journal.
Figure 2.1 – portrait de Charles Dow
Pour bien comprendre la démarche de Charles Dow, et avec elle la naissance du chartisme américain, il faut avoir à l’esprit qu’elle s’inscrit à une époque où les Etats-Unis, mais également l’Europe, connaissent un véritable engouement pour les mesures statistiques. La collecte et l’analyse des données touchent tous les secteurs de l’activité humaine. Que ce soit dans le domaine démographique, agricole, commercial, industriel ou financier, il se crée partout des bulletins, gazettes et autres journaux spécialisés, utilisant le support graphique pour dépasser les limites d’interprétation des tableaux de chiffres et ainsi mieux rendre compte de l’évolution des chiffres clés. Une véritable mode s’empare du monde des affaires. Pour achever de dépeindre l’environnement intellectuel dans lequel vit Charles Dow, il faut ajouter que depuis le Français Clément Juglar (1862), les économistes qui cherchent à diagnostiquer les cycles économiques procèdent à une mise en forme statistique qui repose essentiellement sur la construction d’indices. Ces outils ont l’avantage d’être simples et sont parfaitement adaptés pour donner une vision descriptive des rythmes économiques. A toutes fins utiles, je rappellerai que l’économétrie n’existe encore pas et que le seul moyen pour les économistes et les financiers de pratiquer une inférence causale, c’est-à-dire une ana- lyse des covariations, consistait à comparer visuellement plusieurs séries chronologiques sur un même graphique. Le coefficient de corrélation ne sera mis au point qu’en 1893 par Karl Pearson.
C’est dans ce contexte que Charles Dow a l’idée d’appliquer la méthode des indices au marché boursier. Avec ses associés, il crée en 1884, le tout premier indice boursier, en prenant une moyenne arithmétique des cours de clôture d’une douzaine de compagnies de chemin de fer. En 1896, ils construisent un deuxième indice à partir de 12 sociétés industrielles, dont la société de Thomas Edison, General Electric, la seule à y être encore. Leur nombre sera porté à 20 en 1916 puis à 30 en 1928 pour devenir le plus célèbre de tous les indices boursiers : le Dow Jones des valeurs industrielles.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’utilisation de ce nouvel instrument a d’abord comme finalité d’anticiper l’évolution de l’économie. Rappelez-vous, Charles Dow vit à une époque où la concurrence est rude pour trouver les signaux qui permettront de prévoir l’évolution des cycles économiques, ce que les Américains appellent le cycle des affaires (business cycle). C’est donc sous l’angle du caractère anticipatif de la Bourse sur l’économie qu’il faut comprendre le premier principe de Dow : les indices reflètent toutes choses. C’est en effet parce qu’ils sont « les reflets de toutes les anticipations des investisseurs sur les événements économiques à venir » que les indices boursiers peuvent être utilisés comme des indicateurs précurseurs de la conjoncture économique.
Quand Charles Dow meurt en 1902, c’est Samuel Nelson, un de ses collègues, qui regroupera toutes ses idées dans un livre (The ABC of Stock Speculation). Il sera relayé par William Hamilton, le successeur de Charles Dow à la tête du Wall Street Journal, qui écrira en 1922 The Stock Market Barometer, un nouvel ouvrage sur les idées de Dow en les adaptant pour permettre à l’investisseur de se protéger contre les retournements du marché lui-même et non plus seulement pour anticiper l’évolution du cycle des affaires. Puis en 1932, Robert Rhea publie The Dow Theory, un ouvrage où l’on retrouve également les idées de Dow. Après avoir trouvé leur prophète, les chartistes américains disposent ainsi de leurs évangiles dans lesquels les concepts de support et de résistance graphiques constituent la pierre angulaire de l’édifice chartiste.
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